Choisir la narration de votre histoire

Créé le 27/09/2020 Stéphane Arnier
Cet article est l'adaptation française de Choosing Your Story’s Perspective écrit par Chris Winkle.
Merci à MythCreants de l'aimable autorisation accordée à Scribbook pour la traduction et l'adaptation française de ses articles.
  En bleu, nos annotations et précisions complémentaires ajoutées à la traduction.

Le choix de la narration d’un récit a un impact profond sur celui-ci. La meilleure narration est celle qui aide l’auteur à atteindre les objectifs de son histoire, celle qui coïncide avec ses compétences d’écriture et qui semble invisible pour le lecteur. Cet article décrira plusieurs facteurs impliqués dans la narration et comment ils influencent à la fois la nature de votre travail et la façon dont il sera perçu par les lecteurs.

 

Narrateur omniscient (distant) ou limité (focalisé) ?

Commençons avec l’élément le plus complexe, mais aussi le plus important : la distance narrative. Il s’agit de choisir si votre histoire est racontée depuis l’esprit d’un personnage du récit ou depuis le point de vue d’un observateur extérieur. La distance narrative est un zoom avec lequel il est possible de jouer, mais comme le niveau intermédiaire n’est utile que pour les transitions ou des cas particuliers, concentrons-nous sur les deux extrêmes du spectre.

 

La narration focalisée offre une plus grande intimité et immédiateté

« Ingrey se redressa avec peine. C’était comme si ses muscles grinçaient plus encore que son vieux cuir humide. Lady Ijada esquissa une révérence reconnaissante et se retourna pour suivre le maître de maison. Elle lui jeta un dernier regard par-dessus son épaule puis s’engagea dans la cage d’escalier […].

Son devoir avait consisté à l’escorter jusqu’à Easthome. Rien de plus. Juste la livrer aux mains de ces gens qui… n’étaient pas vraiment des sympathisants de sa cause.
Ses doigts se crispaient et se desserraient sur sa crosse.

Rien de plus. »

The Hallowed Hunt, de Lois McMaster Bujold.

 

Une narration focalisée signifie que cette narration provient de l’intérieur de l’esprit d’un personnage du récit. On la dit « focalisée » parce que le lecteur sera le témoin des pensées du personnage, mais aussi parce qu’il percevra les éléments du récit d’une façon biaisée par le prisme dudit personnage. Si ce dernier est un amoureux des elfes, les elfes seront décrits en termes flatteurs.

On dit parfois cette narration « limitée » parce que le récit ne peut transmettre aucune information que le personnage ignore. Si le personnage distingue mal les couleurs et est incapable de percevoir la couleur jaune, rien dans le récit ne peut être décrit comme étant jaune. Et en corollaire, le lecteur devrait être informé de tous les éléments importants que le personnage connaît. Si le personnage sait qui est le mystérieux individu en manteau rouge, le lecteur doit le savoir aussi.

Utiliser une narration focalisée est le meilleur moyen de tisser un lien fort entre le lecteur et le personnage de point de vue. Écrire depuis la perspective du personnage aidera le lecteur à le connaître et à s’y attacher. Lorsqu’elle est bien écrite, cette narration retire toutes les barrières entre l’expérience du personnage et l’expérience du lecteur, donnant ainsi au récit un caractère plus réel et immédiat. C’est parfait pour accroître la tension et impliquer le lecteur. Néanmoins, cette narration focalisée entraîne d’importantes restrictions au sujet des éléments qui peuvent être transmis au lecteur, restrictions qui peuvent vite devenir irritantes.

La narration focalisée est un excellent choix pour les récits qui suivent l’histoire personnelle d’un protagoniste principal. Deux exemples populaires sont les séries des Harry Potter et des Hunger Games. Chacune se concentre sur l’évolution d’un unique personnage, et ces histoires sont racontées presque exclusivement depuis le point de vue de ce personnage. Dans ce type de cas, la narration focalisée aide le lecteur à se lier au personnage qui porte l’histoire.

Dans l’idéal, ces histoires placent le protagoniste au cœur du récit, et l’intrigue se dirige naturellement là où va le personnage. Dans la série Harry Potter, le personnage d’Harry est au centre de tous les événements importants. Cela rend les restrictions d’informations utiles au récit plutôt qu’agaçantes. Parce que l’histoire est au sujet d’Harry Potter, les événements ne méritent pas d’être abordés tant qu’Harry n’y est pas confronté, ce qui permet de resserrer le récit.

En revanche, si le protagoniste principal ne pilote pas l’intrigue comme il le devrait, les restrictions d’informations liées à la narration focalisée peuvent rendre les choses difficiles. Puisque Katniss Everdeen n’est pas un leader de la rébellion dans le second tome de Hunger Games (Catching Fire), le lecteur ne peut pas être informé des plans de la rébellion. Cela gêne considérablement l’autrice pour préparer et mettre en scène l’arrivée des rebelles à un moment clef de l’intrigue.

 

Le narrateur omniscient offre bien plus de liberté et de flexibilité

« Tout là-bas, au fin fond des tréfonds inexplorés et mal famés du bout du bras occidental de la Galaxie, traîne un petit soleil jaunâtre et minable.
En orbite autour de celui-ci, à la distance approximative de cent cinquante millions de kilomètres, se trouve une petite planète bleu-vert et totalement négligeable dont les habitants — descendus du singe — sont primitifs au point de croire encore que les montres à quartz numériques sont une vachté de chouette idée. »

Le Guide du Voyageur Galactique, Douglas Adams

 

Une narration omnisciente signifie que l’histoire est racontée par un observateur extérieur au récit, à sa façon. On dit qu’il s’agit d’une narration « distante » parce que le narrateur n’est pas l’un des personnages ; le lecteur observe ainsi les personnages depuis l’extérieur. Cela lui permet de regarder ce qui se trouve dans le dos d’un personnage comme ce qui se trouve devant. Ce point de vue est dit « omniscient » parce que le narrateur dispose d’un savoir parfait de tout ce qui se passe dans son récit. Il peut tout à fait dire au lecteur qu’un objet est jaune, mais que tel personnage le voit gris parce qu’il distingue mal les couleurs.
 
Ce type de narration libère le narrateur de toutes chaînes et lui permet de raconter au lecteur tout ce qu’il estime approprié ou divertissant. Le narrateur peut s’épancher sur des points de détails du monde sans avoir besoin de trouver une raison pour que le personnage y pense. En fait, dans cette narration, il n’y a pas de "point de vue" des personnages. À la place, le récit est coloré par la personnalité de cette « voix off » omnisciente. Le narrateur peut avoir n’importe quelle personnalité : celle que l’auteur estimera la plus adaptée à l’atmosphère qu’il veut créer. Si l’auteur le souhaite, le narrateur peut même briser le quatrième mur et s’adresser directement au lecteur.

La liberté et la flexibilité de l’omniscient peuvent être une véritable aubaine pour raconter des récits épiques dans des mondes immenses et complexes. Par exemple, Tolkien utilise l’omniscient dans Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux. Quand les hobbits perdent certains de leurs poneys, le narrateur interrompt le récit. Il rassure le lecteur et lui confie que les braves montures sont bien rentrées à la maison et sont saines et sauves. Quand les hobbits sont malheureux, le narrateur décrit chacun de leurs mauvais rêves sans avoir à changer de chapitre à chaque fois, comme il serait obligé de le faire en narration focalisée. L’omniscient est aussi un outil utilisé avec flamboyance dans les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett ou le Guide du Voyageur Galactique de Douglas Adams. Ces livres proposent une narration haute en couleur emplie d’intéressantes petites anecdotes ou de commentaires sur le monde.
 
L’omniscient ne permet pas seulement à l’auteur d’inclure n’importe quoi dans son texte : cela lui permet aussi et surtout de dissimuler tout ce qu’il souhaite cacher au lecteur. À un moment clef du climax, le narrateur peut très bien révéler que le protagoniste a en fait déjà mis en place un plan brillant pour sauver la situation (si c’est bien amené, évidemment). Si le personnage est traqué par un monstre, et même s’il peut le voir, le narrateur peut choisir de ne pas décrire le monstre au lecteur pour conserver le mystère sur son apparence. En revanche, le lecteur doit pouvoir croire le narrateur. Celui-ci ne devrait pas mentir, mais il n’en a pas besoin puisqu’il peut éluder tous les sujets délicats d’une pichenette.
 
Bien que très puissante, cette narration entraîne aussi d’importants mauvais côtés. Puisqu’il n’est pas issu de l’esprit d’un personnage, le texte écrit en omniscient n’a pas l’opportunité de nous illustrer comment le personnage pense. Parce que le lecteur flotte au-dessus des événements au lieu d’y participer, les histoires racontées avec cette narration perdent en immersion. Mais surtout, l’omniscient exige de l’auteur une réelle compétence d’écriture. Car contrairement à la narration focalisée, l’omniscient ne guide pas l’auteur dans le choix des informations qu’il transmet au lecteur ou pas, et celui-ci doit être capable d’infuser une personnalité dans son texte sans un personnage pour la lui souffler. C’est pourquoi si vous débutez, si vous avez un doute ou si vous ne savez pas quoi choisir, mieux vaut écrire en narration focalisée plutôt qu’en omniscient.
 
[Pour en apprendre plus sur la distance narrative et obtenir des conseils sur cette distinction omniscient/focalisé, vous pouvez lire l’article Breaking the Curse of Distant Perspective (article de Chris Winkle original en anglais sur Mythcreants). J’ai moi-même consacré un article en français à ce sujet intitulé Éviter la distance narrative sur mon blog personnel. Vous pouvez aussi lire ou relire Écrire en focalisation interne dans les précédents articles publiés sur le Scribblog de Scribbook.]

 



Première, seconde ou troisième personne ?

Un autre choix à faire par l’auteur consiste à décider quel pronom utiliser pour désigner le protagoniste ou le personnage de point de vue. Les options les plus couramment utilisées sont la première personne du singulier (le protagoniste raconte l’histoire en disant « je ») et la troisième personne du singulier (le protagoniste est désigné par « il » ou « elle » et son nom). Les récits à la seconde personne (le protagoniste étant désigné par « tu ») sont bien plus rares, mais c’est une option qui peut être utile dans certains cas très particuliers.

 

Première personne

« Le téléphone sonna de nouveau à l’instant où je le reposais sur sa base, me faisant sursauter. J’y jetais un regard méfiant. Je ne fais pas confiance à l’électronique. Tout objet fabriqué après les années 40 est suspect – et ne semble pas me porter dans son cœur de toute façon. »
Storm Front, de Jim Butcher

 

Utiliser la première personne est un excellent complément au choix d’une narration focalisée. Cela permet à la fois à l’auteur et au lecteur de s’identifier au personnage. Pour l’auteur, cela signifie que sa narration aura naturellement plus de personnalité que lorsqu’il écrit à la troisième personne, même si les pronoms sont techniquement interchangeables. Pour le lecteur, la première personne est souvent synonyme d’une plus grande immersion. Néanmoins, cela signifie aussi qu’il peut avoir du mal à créer un lien si le protagoniste principal ne lui plaît pas.
 
Bien que la personnalité et l’intimité de la première personne puissent faire une grosse différence dans un récit, il en coûte une certaine flexibilité. Par exemple, il devient difficile de changer de narration entre les chapitres (avec une autre narration ou un autre personnage qui s’exprimerait à la première personne, par exemple) car c’est très déroutant pour le lecteur. Cette narration peut aussi sous-entendre des choses que l’auteur voudrait dissimuler, comme le fait que le personnage va survivre à l’histoire puisqu’il nous la raconte.

De plus, la première personne est forcément utilisée avec une narration focalisée, ou elle n’aura pas de sens pour le lecteur. Pour utiliser la première personne en omniscient, il faudrait être dans le cas d’un personnage devenu une sorte de Dieu et en informer le lecteur. Tout est toujours possible, mais personnellement je n’ai jamais vu un tel récit mené à bien. Je ne le recommanderais pas à quiconque n’aurait pas d’abord maîtrisé à la fois la première personne et le récit omniscient à la troisième personne.

Contrairement à la troisième personne, la première personne fournit à l’auteur un pronom supplémentaire qui n’apparaît pas dans le reste de la narration. Cela peut être utile si le récit contient beaucoup de personnages du même genre (si le personnage est un homme dans une prison d’hommes, on ne le confondra pas avec un autre puisqu’il utilisera le « je » quand les autres seront des « il »). En revanche, si la troisième personne peut alterner l’usage du pronom et du nom pour varier un peu, la première personne ne le peut pas et le « je » est utilisé en permanence. Si l’auteur n’est pas prudent, sa répétition peut devenir lourde.

 

Troisième personne

« Elle demeura là, à frissonner sous la pluie, fixant les mots dont les lettres se dissolvaient sous l’averse. Ses cheveux gouttaient, ses lèvres avaient le goût du sel et tout lui faisait mal. »
The Rook, de Daniel O’Malley

 

La troisième personne est une narration très versatile puisqu’elle fonctionne aussi bien en omniscient (en distant) qu’en limité (focalisé). Puisque l’omniscient est distant par nécessité, il implique presque obligatoirement l’emploi de la troisième personne.

Néanmoins, la troisième personne peut également proposer une proximité digne de la première personne, tout en autorisant l’auteur à dézoomer à certains moments s’il le souhaite. Lorsque c’est fait avec compétence, un auteur peut même commencer un récit en omniscient pour introduire des éléments de l’univers, présenter les personnages, puis lentement s’approcher et zoomer à l’intérieur de la tête d’un protagoniste jusqu’à ce que la narration devienne focalisée. Dans des cas très particuliers où l’auteur a besoin d’un certain angle d’attaque plus que de la voix du personnage, la troisième personne est le meilleur moyen de créer ce type de ton.

Le plus gros piège de la troisième personne focalisée, c’est que l’auteur a souvent tendance à ne pas rester focalisé, et à rendre ainsi sa narration bien plus distante et fade qu’il le faudrait. Des verbes qui créent une distance avec le personnage se glissent dans le texte, comme « voir », « vouloir » ou « se demander ». L’auteur oublie aussi parfois qu’il est censé écrire depuis l’esprit du personnage de point de vue, et inclut dans son texte des informations que ce personnage ne connaît pas.

 

Seconde personne

« L’ange du SEIGNEUR t’apparut sous la douche au pire moment possible : une main sur la fesse droite et l’autre pleine de savon, la radio à fond, fredonnant l’une de ces chansons du péché. »
The Parable of the Shower, de Leah Bobet

 

La seconde personne est la plus rare des trois narrations. À cause de cela, le lecteur n’y est pas habitué et a plus de chance de trouver ça déroutant. Je ne le recommande pas pour un récit aussi long qu’un roman. Néanmoins, c’est une narration intéressante à explorer et expérimenter dans des nouvelles, et c’est idéal pour n’importe quel type de fiction interactive. [par exemple les « livres dont vous êtes le héros » – NdT.]

Vous pouvez imaginer votre protagoniste à la seconde personne comme un personnage de jeu vidéo. Les jeux vidéo cherchent toujours à créer une forte identification du joueur au personnage. Parfois, cela fonctionne mieux si le personnage est neutre – certains jeux autorisent le joueur à choisir son nom et son genre, et parfois même le personnage principal ne parle jamais, ce qui permet au joueur d’imaginer son propre dialogue. Néanmoins, d’autres jeux tout aussi nombreux assignent au contraire une personnalité forte au protagoniste, et cela marche aussi.

Puisque le lecteur se mettra naturellement dans l’état d’esprit de découvrir son identité au cours de l’histoire, la seconde personne est bien plus indulgente sur certaines erreurs techniques de l’auteur. L’auteur peut fournir une exposition incomplète au sujet de qui est le personnage et ce qu’il veut, ce qui paraîtrait complètement faux à la première ou la troisième personne. Grâce à cette identification très forte du lecteur, vous pouvez aussi plus facilement valoriser le protagoniste, même à l’excès, sans pour autant le rendre agaçant ou détestable.

 

Passé, présent ou futur ?

Le choix du temps de narration est assez simple.

 

Passé

« Une fois encore, le désir de passer l’Anneau s’empara de Frodon ; cette fois bien plus fort qu’avant. Si fort en vérité qu’avant même qu’il ne le réalise, sa main tâtait déjà l’intérieur de sa poche. »
La communauté de l’Anneau, de J.R.R. Tolkien

 

Le passé est le temps le plus conventionnel, et pour cette raison c’est le plus facile à lire pour le lecteur. Il n’a qu’un tout petit inconvénient : lorsque vous désirez décrire au passé dans une narration déjà au passé, vous êtes obligé de vous en remettre à la lourdeur du passé composé avec des phrases du genre « il avait été ». Heureusement, c’est assez simple de manœuvrer pour l’éviter, donc à moins que vous n’ayez une excellente raison de vouloir écrire au présent, écrivez donc au passé. Ce sera transparent pour presque tout le monde.

 

Présent

« À mon réveil, l’autre côté du lit est tout froid. Je tâtonne, je cherche la chaleur de Prim, mais je n’attrape que la grosse toile du matelas. Elle a dû faire un mauvais rêve et grimper dans le lit de maman. Normal : c’est le jour de la Moisson. »
The Hunger Games, de Suzanne Collins

 

Certains lecteurs ne sont pas habitués à lire au présent et peuvent ainsi avoir beaucoup de mal à s’ajuster aux récits qui l’utilisent. Néanmoins, le présent peut dans certains cas donner une impression d’immédiat. Il est idéal pour les histoires où l’urgence et le suspens sont importants – en particulier, les thrillers. C’est aussi un temps qui fait plutôt bien la paire avec un récit à la première ou seconde personne (des narrations qui visent justement l’immersion). Il est bien plus rare d’utiliser le présent à la troisième personne, même si évidemment cela reste possible.

 

Futur

« La seule boutique de prêteur sur gages dans la ville de Night Vale est dirigée par le très jeune Jackie Fierro. Elle n’a pas de nom, mais si tu as besoin de t’y rendre, tu sauras où la trouver. Ce savoir te viendra soudainement, le plus souvent sous la douche. Tu t’évanouiras, cerné de ténèbres rayonnantes, et tu te retrouveras à quatre pattes, l’eau chaude dévalant ton corps, et tu sauras où la boutique se trouve. »
Welcome to Night Vale, de Joseph Fink et Jeffrey Cranor

 

Quelle que soit votre idée, n’essayez pas d’écrire tout un roman au futur. Ce sera trop déroutant pour le lecteur. Dans l’exemple ci-dessus (le roman Welcome in the Night Vale) le futur n’est utilisé que le temps d’une courte introduction, où cela apporte une forme d’originalité qui complète l’ambiance d’horreur cosmique du livre. Le fait que le futur soit utilisé de pair avec la seconde personne n’est pas un hasard non plus : cette association projette directement l’histoire dans la tête du lecteur. Le lecteur sait ce qui constitue sa propre vie, mais il s’imagine soudain recevoir une prémonition au sujet d’une boutique de prêteur sur gages, dans un proche avenir.
 
Si vous voulez imaginer une nouvelle pour pouvoir jouer avec une narration au futur, amusez-vous ! Mais à part ça, utilisez un autre temps.

 

Devriez-vous utiliser un cadre de narration ?

La plupart des histoires sont rédigées sur un principe tacite : le lecteur vit l’expérience du récit au fur et à mesure qu’il se produit. C’est même vrai pour de nombreuses histoires à la première personne, car les lecteurs deviennent de plus en plus habitués à cette narration. Les histoires avec ce cadre narratif « par défaut » se rapprochent d’une expérience cinématographique et sont bonnes pour l’immersion. Néanmoins, il existe d’autres options qui peuvent vous permettre de donner un autre cadre à votre narration, et elles ont leurs propres forces et faiblesses.

 

Récit épistolaire

« Six jours passés dans le mois qui devait être le plus beau de ma vie, et c’est devenu un cauchemar.

Je ne sais pas si quelqu’un lira ceci un jour. Sûrement quelqu’un finira-t-il par le trouver. Peut-être dans cent ans. »

The Martian, d’Andy Weir.

 

Un récit épistolaire est composé d’une série de documents, le plus souvent des lettres ou journaux intimes tenus par les personnages. Ils sont souvent rédigés à la première personne, mais peuvent inclure de la seconde personne en s’adressant à celui présumé lire les lignes.

Ce type de cadre de narration facilite les transitions. Le temps peut passer simplement en espaçant les dates des lettres ou journaux. C’est un cadre propice aux résumés, car la plupart des gens résument naturellement beaucoup lorsqu’ils racontent des événements à l’écrit ! Cela rend le récit épistolaire excellent pour des histoires qui se déroulent sur une très longue période de temps.

Le côté négatif de cette narration, c’est qu’elle rend les scènes en « temps réel » complètement fausses. Le lecteur doit accepter le fait que le personnage rédige phrase après phrase la description de l’action dans son journal. Si l’auteur ne s’y prend pas bien, le texte semblera trop distant pour transmettre ou faire ressentir pareille urgence.

La forme épistolaire peut aussi laisser supposer que celui qui rédige les lettres survivra forcément au récit pour pouvoir l’écrire, mais s’il l’écrit au fur et à mesure cela permet de laisser planer le doute sur sa conclusion. L’exemple ci-dessus (The Martian, de Andy Weir) est une fable au sujet d’un homme qui cherche à survivre sur Mars. La forme épistolaire permet à Weir d’utiliser la voix de son personnage pour donner de la force au texte sans qu’on ne sache si le personnage survivra à la fin. Terminer un récit épistolaire par une dernière page de journal ne laissant aucun doute quant à la mort du personnage n’est pas facile, mais tourner le texte d’une manière qui sonne comme un adieu marche en général assez bien.

 

Un personnage raconte son passé

« Au commencement, pour autant que je sache, le monde fut créé à partir du vide sans nom par Aleph, celui qui donna un nom à toute chose. Ou bien, selon les versions, celui qui découvrit les noms qu’avaient déjà les choses.

Chroniqueur laissa échapper un petit rire sans toutefois lever les yeux de sa page ni cesser d’écrire.

Kvothe poursuivit, souriant lui-même.
Je vois que cela vous amuse. Très bien. Pour simplifier, supposons que je sois le centre de la création. Cela nous permettra de passer sous silence d’innombrables épisodes d’un ennui abyssal : la grandeur et la décadence des empires, toutes sortes de sagas héroïques et de complaintes d’amours tragiques. Allons droit au seul récit qui nous intéresse ici : le mien, conclut-il avec un large sourire. »
Name of the Wind, de Patrick Rothfuss

 

Vous avez aussi la possibilité de dire qu’un personnage raconte son histoire au lecteur, comme s’ils se trouvaient assis au coin du feu. Le plus souvent, le narrateur a vécu l’histoire lui-même, ce qui fait que le texte est à la première personne.

Le personnage qui raconte son passé n’est pas tout à fait le même que le personnage qui a vécu l’histoire : il a du recul et une perspective sur celui qu’il était alors. Cela apporte une couche de complexité supplémentaire à la narration – cela signifie que vous exprimez les pensées non pas d’un seul personnage, mais de deux –, mais cela apporte aussi de la flexibilité. Le narrateur peut avoir connaissance de nombreux éléments qui lui étaient inconnus auparavant. Un peu comme un narrateur omniscient, il peut apporter des éclairages ou des compléments d’informations utiles à la compréhension du récit, même si cette information reste limitée à ce qu’il sait aujourd’hui. Ce cadre narratif apporte souvent plus de personnalité qu’une narration simple à la première personne ou à la troisième en omniscient.

Si vous recherchez un compromis, vous pouvez aussi faire en sorte que le cours du récit rattrape le narrateur à mi-chemin du livre. La narration reprend alors « en temps réel ». Néanmoins, parce que votre narrateur et votre protagoniste deviennent soudain l’exacte même personne, vous pourriez perdre les bénéfices que cette narration vous aura apportés sur le début de l’histoire.

 

Un débat entre narrateurs

« Interruption, et hey, reconnaissez au moins au bon vieux Morgenstern la qualité de ce mensonge de haut vol. Je veux dire, n’avez-vous pas cru, au moins un temps, qu’ils étaient vraiment mariés ? Moi j’y ai cru. »
The Princess Bride, de William Goldman

 

Au lieu d’avoir un unique narrateur, deux personnages différents peuvent raconter les scènes d’une même histoire. Ils peuvent le faire via le dialogue en débattant sur ce qu’il s’est passé, ou un narrateur peut présenter un document rédigé par un autre qu’il souhaite amender. L’usage le plus connu de cette technique est le roman The Princess Bride. Dans ce livre, William Goldman prétend qu’il présente un résumé d’un texte intitulé « S. Morgenstern’s Classic Tale. » Il résume toutes les pages en soulignant les passages qu’il aurait coupés et laisse des notes de bas de page au sujet du contexte politique de l’époque.
 
Ce type de narration double est très difficile à suivre pour le lecteur. Cela devient un immense spectacle qui n’a de cesse de sortir le lecteur de l’histoire pour lui demander d’examiner le style de la narration. Pour que cette technique en vaille la peine, au moins l’une de ces deux affirmations doit être vraie :

  1. L’histoire reconnaît qu’elle n’est qu’une histoire. Elle n’essaie pas de créer des émotions profondes ou de l’immersion, ce qui lui permet de se moquer du récit et d’en faire un jeu. C’est le cas dans The Princess Bride.
  2. Le duel entre les narrateurs est un élément essentiel de l’histoire. Par exemple, l’histoire raconte l’affrontement de deux factions, et chaque narrateur en représente une. Le débat entre les narrateurs participe ainsi à résoudre des nœuds de l’intrigue et complète l’histoire elle-même.

 
Je ne recommande absolument pas cette forme de narration à des auteurs novices. Mais entre les mains d’un auteur compétent, cela peut donner des résultats très intéressants.

 

Récit de non-fiction fait par des personnages extérieurs au récit

[Note de bas de page] « Les durées, distances et poids de ce livre ont tous été traduits pour se référer à ceux de l’ancienne Terre ; les distances et poids par souci d’uniformité et pour éviter les confusions liées aux nombreux systèmes métriques employés par les Psychlos. – Note du traducteur »
Battlefield Earth, de L. Ron Hubbard

 

Qu’il s’agisse d’un soi-disant livre de non-fiction au sujet d’événements supposés ou d’un personnage qui aurait une vision d’événements passés, je ne recommande pas l’usage de ce type de cadre narratif. Utiliser une forme de narration atypique est censé vous donner un avantage sur une narration standard, et non au contraire vous retirer les outils dont vous avez besoin.

Avoir un personnage qui n’appartient pas au récit et qui étudie les événements a posteriori n’apporte rien de plus qu’un narrateur omniscient, et en plus l’auteur doit trouver une astuce pour justifier comment ce personnage connaît ces informations. Comment un chercheur en histoire peut-il deviner quelles étaient les pensées réelles des personnages de l’époque ? Et si un personnage a une vision durant laquelle il revit l’existence du protagoniste dans le passé, pourquoi ne pas écrire directement depuis le point de vue de ce protagoniste ?

Ceci dit, ce cadre narratif peut être utile pour de courts passages ou inserts à l’intérieur d’un livre. Le personnage peut avoir par exemple une brève vision du passé qui apporte un éclairage précis ou une information que vous ne pourriez pas fournir au lecteur dans une narration focalisée ordinaire. Mais à part cela, c’est un travail bien trop énorme pour bâtir tout un livre dessus.


Si vous n’êtes toujours pas sûr(e) de quelle narration choisir, optez pour la plus conventionnelle et familière. Ce qui signifie : narration à la troisième personne focalisée, au passé, racontée au fil du récit. C’est un choix qui fonctionne très bien pour la plupart des histoires, et même si c’est une écriture qui vous demandera quand même une certaine compétence, vos lecteurs seront si familiers de ce type de narration qu’ils laisseront plus facilement passer d’éventuelles imperfections.

Quoi que vous choisissiez, une dernière chose : votre histoire n’est pas le pronom que vous utilisez ; votre histoire, ce sont des personnages qui se débattent dans une situation difficile. Laissez vos lecteurs voir au-delà de vos mots afin qu’ils en apprécient le sens.

 

Stéphane Arnier est auteur de fantasy. Entre deux romans et un concours d'écriture, il explore dramaturgie et narration sur son blog.
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