Six questions de style sur lesquelles s'écharpent les écrivains

Créé le 15/01/2019 Stéphane Arnier
Cet article est l'adaptation française de Six Wordcraft Questions Writers Fight Over écrit par Chris Winkle.
Merci à MythCreants de l'aimable autorisation accordée à Scribbook pour la traduction et l'adaptation française de ses articles.
  En bleu, nos annotations et précisions complémentaires ajoutées à la traduction.


Peut-être cela va-t-il vous étonner, mais les écrivains ne sont pas toujours d'accord entre eux. Quand le sujet de discorde concerne une question technique liée au style, cela peut être assez déroutant pour l’auteur novice. La plupart des débutants veulent juste écrire une prose respectable... mais comment savoir ce qu'est une prose respectable quand chacun s'écharpe sur le sujet ? Passons en revue six questions, et je vous donnerai ce que je pense être des réponses à peu près sûres.

 

1. Doit-on se passer des adverbes en "-ment" ?

Beaucoup d'auteurs ont déjà entendu ce conseil : les adverbes qui se terminent en "-ment" sont parmi les mots les plus haïs en écriture. Des écrivains bien connus ne jurent que par leur disparition complète. La raison en est simple : ces adverbes sont bien trop souvent utilisés pour compenser un vocabulaire pauvre.

Jetons un œil à quelques exemples.

Elle marcha rapidement jusqu'à son bureau.

Ici, "rapidement" est utilisé pour spécifier l'allure à laquelle le personnage marche. Mais il serait plus judicieux d'utiliser un verbe spécifique : elle se hâta vers son bureau.

D'autres fois, les adverbes sont utilisés pour raconter au lieu de montrer.

"Je suppose," dit-il tristement.

Vouloir s’en passer force l'auteur à fournir l'information via une description.

"Je suppose." Ses lèvres frémirent.

Si le choix des mots est assez expressif de lui-même, l'adverbe devient répétitif et peut-être retiré sans perte de sens.

Ils coururent rapidement vers le cimetière.

Néanmoins, même si surveiller votre usage des adverbes en "-ment" peut vous aider à renforcer votre style, la plupart des gens s’accordent à dire que les bannir complètement revient à pousser le bouchon un peu loin. Notre langue est pleine de mots intéressants, et quelquefois un adverbe exprimera une idée bien mieux que quoi que ce soit d'autre.

 

2. Les pensées des personnages doivent-elles être mises en italiques ?

Certains auteurs pensent que l'italique est une vieille habitude qui devrait disparaître à la façon des dinosaures. D'autres mettent systématiquement les pensées des personnages en italique. Mais de quoi parlons-nous ici ?

En premier lieu, il est utile de savoir à quoi sert l'italique. Le résultat de la mise en italique, c'est de faire ressortir les mots du texte environnant. Cela signale un changement au lecteur, de la même façon qu'un changement de paragraphe indique un changement de sujet, ou que les guillemets introduisent un dialogue.

Sachant cela, il faut faire en sorte de ne pas signaler un changement de narration à moins qu'il n'y ait effectivement changement de narration. Selon la narration que vous utilisez, la différence peut être subtile entre le texte raconté et les pensées du personnage.

Prenons trois exemples.

Ce sourire me signifiait que j'étais juste l'employé et que je devais faire selon ses souhaits. Si je me plaignais, il me donnerait du travail supplémentaire. Connard.

Ci-dessus, nous sommes en narration à la première personne. L'intégralité du texte correspond donc, de fait, aux pensées du personnage. En conséquence, il n'y a aucune différence entre les premières phrases et le "connard" final. L'italique est inutile.

Tandis qu'elle fouillait le cellier en se demandant où ils avaient bien pu ranger les sacs poubelles, elle ressentit une violente douleur au bas du dos. Ouch.

Cet extrait est en troisième personne. Le narrateur nous raconte ce que le personnage pense et ressent depuis un point de vue extérieur. Le "Ouch" ne colle pas à cette perspective externe. Il serait plus clair de placer cette pensée en italique, mais choisir une narration moins distante solutionnerait également le problème.

Damien fixa le bateau pendant un moment. Je ne peux pas croire qu'elle ait payé pour cette épave !

Dans ce dernier cas, le paragraphe passe de façon soudaine de la troisième personne à la première, et du passé au présent. Cette transition peut vraiment être discordante sans l'italique.

Selon leur inclinaison, les auteurs et éditeurs font des choix subjectifs pour savoir si la pensée mérite assez d'être mise en valeur via l’italique. Le tout est de faire en sorte d'utiliser l'italique de la même façon sur l'ensemble d'un texte. Tandis que certains imposent l'italique partout où c'est possible, et que d'autres le bannissent complètement, la plupart sont entre les deux.

 

3. Devons-nous éviter les "clichés" ?

Sans autre contexte, un cliché est quelque chose si surexploité qu'il nous fait lever les yeux au ciel lorsque nous tombons dessus. Il peut s’agir d’un genre, d’un archétype de personnage, d’une astuce scénaristique. Néanmoins, puisque nous parlons de style, un "cliché" signifie le plus souvent "un idiotisme".

Un idiotisme est une phrase qui a un sens spécifique, un peu comme un mot. Les idiotismes sont constitués de mots, bien sûr, mais vous ne pouvez pas déduire ce que signifie l'idiotisme juste en connaissant les mots qui le compose.

En voici quelques-uns : « Couper l'herbe sous le pied », « Sauter du coq à l’âne », « Vendre la mèche », « Prendre ses jambes à son cou », « Se mettre sur son trente-et-un ».

Chaque langue possède ses idiotismes. La plupart des idiotismes étaient au départ des expressions métaphoriques créatives, qui ont tant gagné en popularité qu'elles sont devenues partie intégrante de notre langue. Dans de nombreux cercles d'écriture, ces idiotismes sont étiquetés comme clichés, et leur usage est devenu symbole de fainéantise et de paresse créative.

Vous pouvez probablement deviner, à la façon dont j'en parle, que je ne suis pas d'accord avec cela. En fait, j'ai déjà écrit sur Mythcreants des articles satiriques sur ce point de vue. Néanmoins, mon avis est minoritaire dans ce débat, et même moi ai conscience que les idiotismes fonctionnent pour certaines choses et pas du tout pour d'autres.
En quoi les idiotismes sont-ils doués ? En communication d'idée. Certains représentent des concepts qui sont difficiles à exprimer autrement qu'en les utilisant. En revanche, ils ne sont ni créatifs, ni originaux, ni profonds, et ne devraient jamais être utilisés autrement que dans ce cas précis. Par exemple, regardons cet extrait du très mal écrit Handbook for Mortals (Lani Sarem).

"N'est-il pas vrai que nous désirons toujours ce que nous ne pouvons pas avoir ? L'herbe est toujours plus verte ailleurs, dit-on. Bien sûr, si vous vous rendez pour de vrai de l'autre côté, vous verrez probablement que l'herbe est de l'astrogazon de synthèse, friable et sans vie. Reste que cela est joli, vu depuis votre côté de la barrière."

L'auteur lance un "l'herbe est toujours plus verte ailleurs" comme si la phrase était hautement philosophique, mais c'est tout le contraire. L'idiotisme est banal, et ne convient donc ni à la poésie, ni à la fiction littéraire, ni à aucune autre forme de fiction qui mettrait l'accent sur le style. En user en littérature de l'imaginaire est un choix personnel, mais il faut savoir que s'en servir dans votre narration risque d'inciter vos lecteurs à mépriser votre prose. Vous aurez plus de marge de manœuvre en utilisant les idiotismes dans vos dialogues, ou avec une solide narration à la première personne [en clair : si ce sont vos personnages qui en font usage, et pas vous auteur - NdT]. Utilisés avec parcimonie, les idiotismes peuvent parfois rendre un discours plus naturel.

Il est peut-être utile de rappeler que toutes les phrases étiquetées comme clichées ne sont pas des idiotismes. "Une nuit sombre et orageuse" n'est pas un idiotisme car la phrase ne possède pas un sens spécial. Vous n'avez aucune raison de l'utiliser, à moins de vouloir faire une allusion délibérée à ce célèbre incipit devenu cliché.

 

4. Quels verbes utiliser dans les incises de dialogues ?

Le dialogue ne fonctionne pas comme la narration ordinaire. Il a l'habitude de casser les règles habituelles de l'écriture, et cela provoque des désaccords entre auteurs. L'un des plus connus est la façon d'attribuer les répliques aux personnages. Ces petits bouts de phrases sont appelés des incises, et il existe deux camps principaux.

Le premier camp traite les incises de la même façon que le reste de la narration. Ses partisans considèrent qu'utiliser le verbe "dire" à chaque fois est répétitif et peu créatif, et ils préfèrent opter pour des verbes plus originaux comme "gémir", "roucouler" ou "trompeter". Certains auteurs pensent que cela ajoute beaucoup de saveur à leur narration.

Le second camp considère l'incise comme une ponctuation. Ses partisans pensent que le verbe "dire" devrait être la norme. L'idée défendue est que l'incise devrait être invisible, et qu'utiliser 100 synonymes pour signifier "dire" est une distraction plus qu'autre chose pour le lecteur. De plus, ils ajoutent que ces verbes créatifs ont plus tendance à raconter le ton de la phrase plutôt que le montrer. Ce second camp préfère induire le ton du discours via le choix des mots et/ou le langage corporel des personnages.

Il semble qu'aujourd'hui le second camp surpasse largement le premier. À moins que vous ne soyez déjà un auteur à succès ou que votre prose soit exceptionnelle, utiliser des verbes originaux dans vos incises provoquera le plus souvent du mépris pour votre style.

Ceci dit, il existe une pratique encore meilleure qui vous permettra de n'être l'ennemi de personne : limiter l'usage des incises. N'attribuez la réplique à un personnage que si cela est indispensable pour la compréhension, et envisagez d'accoler une description d'action à la place de l'habituelle incise. Ne supprimez pas toutes les incises de votre texte, mais utilisez-les uniquement quand elles sont nécessaires.

— Je n'en peux plus !

Dorian s'adossa au mur et se laissa glisser jusqu'au sol.

 

5. Quand dois-je utiliser un point de vue inhabituel ?

Dans les manuels d'écriture [du moins, chez les anglo-saxons - NdT], de vastes chapitres sont dédiés à la gestion des points de vue. En conséquence, on considère que les subtilités de la première personne et de la troisième personne limitée au passé sont maîtrisées de tous. Ceci dit, le fait que les auteurs puissent utiliser d'autres narrations fait parfois l'objet de débats enflammés.

Les gens ont souvent des réactions négatives face à des styles narratifs auxquels ils ne sont pas habitués. Quel style paraît étrange varie bien sûr d'une personne à une autre, et en conséquence certains ont des opinions très arrêtées qui ne concordent pas avec le sens commun. J'ai même déjà rencontré quelqu'un qui considérait que le présent était le temps du récit par défaut, et qui pensait que l'usage de la troisième personne au passé - l'écrasante majorité de la production littéraire d'aujourd'hui - était bizarre.

Le risque lié à l'usage dépend du point de vue dont on parle. Premièrement, parlons du narrateur omniscient. J'ai entendu des auteurs rejeter l'omniscient en le jugeant dépassé, mais il s’agissait rarement d’auteurs de littérature de l'imaginaire. Science-fiction et fantasy descendent d'une longue tradition de récits avec narrateur omniscient, dont de nombreux chefs d'œuvre. Néanmoins, il est vrai que les auteurs aujourd'hui ont tendance à écrire en omniscient quand la troisième personne limitée serait un bien meilleur choix pour leur histoire et leur niveau de compétence. Je recommande d'écrire votre premier roman avec un point de vue bien moins distant que l’omniscient.

Écrire au présent est plus inhabituel qu'écrire au passé, mais cela reste respectable, et cela vous aidera au moins à rester concis dans vos tournures. Néanmoins, sachez que certains lecteurs peuvent être rebutés par cette narration, en particulier si vous l'alternez avec des passages à la troisième personne. Si vous êtes tiraillés entre les deux, envisagez d'écrire certains passages dans les deux temps et de demander à des bêta-lecteurs lequel ils préfèrent.

Des narrations de niche comme la seconde personne du singulier ou les récits au futur impliquent un énorme risque de faire fuir le lecteur. Il est plus sage de les tester sur des formats courts comme une nouvelle, afin que l'originalité de la narration n'ait pas le temps de se dissiper. Ainsi, vous ne risquez pas qu’un roman entier soit rejeté à cause du choix de narration.

Gardez en tête que plus le style est inhabituel, plus vous devez avoir une solide raison de l'utiliser. Demandez-vous pourquoi la narration que vous envisagez est la meilleure pour votre récit. Si vous pouvez raconter votre histoire à l'aide d'une narration dont tout le monde a l’habitude, vous devriez opter pour celle-ci.

 

6. Est-ce qu'une phrase peut commencer par une conjonction ?

Traditionnellement, les conjonctions comme "et", "ou", et "mais" servent uniquement à relier des propositions entre elles. Commencer une phrase avec l'un de ces mots la fait paraître incomplète ou grammaticalement incorrecte.

Néanmoins, les auteurs ont une forte tendance à utiliser les conjonctions non seulement pour lier les propositions, mais aussi comme connecteurs. Des connecteurs comme "De plus" ou "Néanmoins" induisent une relation entre ce qui va être dit et la phrase précédente. Mais les conjonctions indiquent aussi cette relation – et elles le font en une seule syllabe. Comme la concision a tendance à renforcer le style, il est difficile pour les connecteurs standards de lutter.

Vous aurez peut-être noté que nous utilisons souvent les conjonctions de cette façon, sur le blog de Mythcreants, donc j'approuve clairement. Néanmoins, Mythcreants est un blog utilisant un ton familier. Si vous voulez que votre style sonne plus formel et académique, limitez l'usage de vos conjonctions à vos milieux de phrases.

De tous les gens que vous rencontrerez, les éditeurs sont les plus enclins à se plaindre de l'usage des conjonctions comme connecteurs. Ils savent très bien ce que les conjonctions et les connecteurs sont, et au contraire de la plupart des lecteurs ils remarqueront la façon dont vous vous en servez. Bien que les éditeurs soient de moins en moins frileux à l'idée d'utiliser les conjonctions de cette façon, ils sont encore quelques-uns à lever des objections. Néanmoins, tant que vous évitez d’utiliser les conjonctions pour introduire un paragraphe entier, vous ne devriez pas avoir trop de problèmes.

Je n'ai encore jamais entendu un lecteur lambda se plaindre de conjonctions en début de phrases, donc à part ça je pense que cette pratique comporte peu de risques.


Bien qu'elles soient l'objet de débats souvent outranciers, la plupart de ces questions sont surtout affaire de convention d'écriture, pas de règles absolues. Réfléchissez aux conséquences et décidez par vous-même ce qui vous semble le mieux. Au moins désormais, quand quelqu'un sera en désaccord avec vous, vous serez prêt au débat.

 

Stéphane Arnier est auteur de fantasy. Entre deux romans et un concours d'écriture, il explore dramaturgie et narration sur son blog.
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