La ligne directrice est le cœur d'une histoire, le problème qui est introduit au début et résolu à la fin. Parfois, la ligne directrice est appelée "intrigue principale" ou "arc narratif central". Mais quel que soit le nom que vous lui donnez, c'est l'élément le plus important d'un récit. Lorsque vous racontez à quelqu'un "de quoi parle l'histoire", vous le faites en général en décrivant la ligne directrice. Dans StarWars : Un Nouvel Espoir, la menace que représente l'Étoile Noire est la ligne directrice. Elle est présente du moment où Leia tente d'échapper à Vador avec les plans et se conclut quand Luke réussit son tir de missile à une chance sur un million.
Lorsque la ligne directrice est faible, les lecteurs ont moins de raisons de tourner les pages. L'histoire perd de son sentiment d'urgence et s'effrite en chapitres qui ne sont plus liés les uns aux autres. Dans tous les manuscrits sur lesquels je procède à un travail d'édition, ce problème est le plus commun. Alors qu'ils s'amusent à créer leurs univers et leurs personnages, les auteurs novices peuvent facilement perdre de vue ce qui tient l'histoire en un seul bloc.
Pour se préserver du danger, jetons un œil à six romans publiés qui possèdent des lignes directrices faibles et voyons comment ces livres en ont été affectés.
Spoilers sur les romans : A Stranger in Olondria, The Long Way to a Small Angry Planet, Queen of the Tearling, Pacific Edge, Ninefox Gambit, Jonathan Strange and Mr. Norrell.
[NdT : il est presque toujours plus intéressant d'étudier de mauvais livres que des bons, et cet article se concentre justement sur des romans dont le point faible est la ligne directrice. Même si vous n'avez pas lu ces romans, l'article expose clairement où se situe le problème.]
Racontée à la façon d'une étude, il s'agit de l'histoire de Jevik qui quitte sa lointaine plantation de poivre pour voir le vaste monde. La prémisse n'est pas des plus passionnantes, mais elle peut toujours fonctionner : certaines des plus célèbres sagas de fantasy sont bâties sur des personnages qui voyagent d'un lieu à un autre. Le problème avec ce roman est que le voyage de Jevik n'a aucun but.
Le texte de présentation de ce livre sur Amazon met en avant comment Jevik sera hanté par un fantôme analphabète et deviendra un pion pris dans les luttes de pouvoirs de deux puissants cultes. L'une de ces deux promesses pourrait certainement faire une ligne directrice intéressante, mais lorsque vous débutez la lecture du livre, vous ne trouvez ni l'une ni l'autre.
Chapitre après chapitre, vous découvrez l'environnement de Jevik dans de douloureux détails, des abus subis de la part de son père et de sa belle-mère jusqu'à son profond désir d'apprendre à lire et écrire. Peut-être que la ligne directrice se cache par ici ? Eh bien non. Jevik apprend à lire sans encombre, et ses parents cessent de constituer un élément important de l'histoire dès que Jevik quitte la plantation.
Après cela, il se passe un long moment jusqu'à sa rencontre avec le fantôme et les deux cultes. Puisque tout ce qui a été raconté avant n'était pas vraiment nécessaire, les choses sérieuses auraient pu commencer ici.
Ce n'est pas le cas. L'intrigue du fantôme consiste en tout et pour tout en une requête du fantôme qui souhaite que Jevik rédige son histoire sur papier ; ce que Jevik refuse, parce qu'autrement il n'y aurait pas de conflit. Non, je blague, sa raison est en fait qu'il ne veut pas gâcher son plaisir d'écrire en l'utilisant pour se débarrasser d'un fantôme agaçant. Je ne prétends pas qu'il soit impossible d'écrire une bonne histoire à propos d'un personnage aussi déraisonnablement obstiné, mais en tout cas dans ce livre ça ne fonctionne pas. L'intégralité du conflit apparaît forcé et un peu ridicule.
L'intrigue sur les cultes est un peu plus consistante. Les deux rivaux sont bien établis en archétypes de l'ordre et du chaos. Il est facile de comprendre pourquoi ils se battent. Le problème est que Jevik ne s'intéresse pas du tout à l'affrontement. Il est lié à l'un des cultes de façon marginale, uniquement parce que l'autre souhaite l'emprisonner pour être hanté par le fantôme. Mais à part ça, Jevik n'est pas vraiment intéressé de savoir qui va gagner. Pire : il ne participe pas au conflit. Il fait la navette d'une zone à l'autre jusqu'à la fin du livre ou presque.
Le point faible de ce roman est double. Premièrement, il attend bien trop longtemps pour introduire sa ligne directrice ; l'histoire aurait pu commencer quand Jevik descend du bateau après avoir quitté sa ferme (cela n'aurait rien changé). Secondement, aucune des lignes directrices potentielles n'est enthousiasmante. Cela rend difficile l'implication du lecteur dans la conclusion. Le lecteur se moque bien de savoir comment l'histoire va se terminer et risque de ne pas lire très longtemps.
Ce livre est une histoire de SF qui possède beaucoup de points communs avec la série Firefly. Les héros en sont un vaisseau daté mais adorable, ainsi qu'un excentrique équipage de rebuts de la société. Le récit commence aussi avec une accroche vraiment forte : une femme mystérieuse dans une capsule spatiale, qui fuit des problèmes inconnus. Clairement, il s'agit de la ligne directrice, n'est-ce pas ? Nous passerons le reste du roman à découvrir qui est cette femme et ce qui a bien pu arriver de si terrible pour la pousser à abandonner son existence.
Malheureusement, ce n'est pas le cas. Nous découvrons rapidement que la femme inconnue s'appelle Rosemary et son histoire est vite reléguée au second plan derrière de quelconques manigances se déroulant sur le vaisseau. L'intrigue revient sur le devant de la scène plus tard, s'avère être sans importance, et est très vite résolue. Quelle tristesse...
Et donc, cette petite planète en colère du titre, nécessitant ce long voyage ? Peut-être qu'elle nous fournira une ligne directrice solide ? Elle aurait pu, mais l'auteur semble remarquablement peu intéressé par elle. Au lieu de bâtir chaque événement les uns sur les autres pour construire quelque chose de plus grand, chaque problème qui apparaît est sans lien avec celui résolu avant ou celui qui vient après. Le vaisseau est attaqué par des pirates, mais au final ils s'en vont et l'assurance paye pour les dommages. Un personnage secondaire révèle qu'elle a des difficultés à contrôler sa peur en situation de crise, mais ce problème ne la frappe jamais dans le récit, et elle le résout en une simple conversation.
Techniquement, ce livre parle des personnages et de leur vaisseau voyageant vers le monde désolé de Hedra Ka, mais le voyage en lui-même n'apporte aucun conflit. Excepté l'attaque des pirates, il n'y a aucun moment où l'on se dit qu'ils ne vont pas atteindre leur destination. Au lieu d'un excitant voyage, on a plutôt l'impression qu'ils tuent le temps. Le seul et unique élément qui s'approche d'une ligne directrice est la romance entre un personnage secondaire et l'IA du vaisseau, mais elle n'implique pas assez de personnages principaux pour faire l'affaire.
Le manque de ligne directrice de ce livre est vraiment décevant, en particulier après un chapitre d'ouverture aussi réussi. Sans rien pour lier ses différents éléments, il ne reste au récit qu'une poignée d'intrigues secondaires sans enjeux. L'univers reste intéressant et sa description charmante, mais sans ligne directrice il n'a aucune substance.
Comme le titre précédent, ce livre commence avec ce qui ressemble à une ligne directrice forte. La protagoniste, Kelsea, est l'héritière d'un royaume, élevée en secret pour la protéger d'un oncle malveillant qui convoite le trône. Il paraît évident que l'histoire nous racontera comment Kelsea combat son oncle et gagne son héritage. Le livre évoque même une sorcière démoniaque qui dirige un puissant pays voisin, et la vaincre pourrait être la ligne directrice du reste de la série.
Hélas ! Cela n'arrivera pas. Les premiers chapitres sont assez prometteurs, avec Kelsea et une poignée de gardes devant se frayer un passage vers la capitale à travers les assassins envoyés par l'oncle. Évidemment, elle rencontre en route un (bien trop) charmant garçon, mais on peut pardonner ça. Maintenant qu'elle a atteint la capitale, il est sans doute temps pour les intrigues politiques, non ? Elle aura sans doute à gruger les alliés de son oncle et rallier les gens à sa cause, tout en évitant de s'abaisser aux viles méthodes du camp adverse.
Du moins, c'est ce que j'espérais. Au lieu de quoi, après une ultime tentative pour tuer Kelsea, l'oncle abandonne. Il est banni du royaume peu après. Nous ne sommes même pas à la moitié du livre et l'antagoniste majeur est déjà hors-jeu. Comme si ce n'était pas suffisant, le livre passe de nombreuses scènes à nous montrer à quel point l'oncle était incompétent, puis il est tué par le flirt de l'héroïne, histoire qu'on soit bien sûrs qu'il ne reviendra pas poser des problèmes plus tard.
Bon, c'est décevant, mais tout n'est pas perdu : peut-être que la sorcière maléfique est en fait le véritable méchant du livre ? Cela y ressemble, puisque la sorcière annonce son plan d'invasion ! Mais elle passe le reste du livre à rassembler ses forces, tel un personnage de Dragon Ball Z. Au mieux, elle sera peut-être une menace dans le livre suivant, mais quelques indices laissent à penser qu'elle n'est pas très compétente non plus. Donc, bon, elle est hors-jeu.
Vous devez vous demander ce que Kelsea fait du reste du livre, puisqu'elle n'a aucun adversaire pour lui tenir compagnie ? La réponse est qu'elle... reçoit les nobles dans de longues audiences qui lui font perdre son temps. Ah, je suis injuste : elle a aussi à gérer un méchant secondaire, mais ce dernier dispose de bien peu de ressources et n'est clairement pas une menace réelle.
Au même titre que Small Angry Planet, la seconde partie de ce livre donne l'impression de jouer la montre. Mais au moins, dans Small Angry Planet, les personnages arrivent à destination à la fin ! Dans The Queen of the Tearling, nous attendons chapitre après chapitre que la sorcière lance son invasion, ce qu'elle ne fait jamais. Tout n'est que mise en place pour une suite. Le problème est que si le premier tome d'une série n'est pas très excitant, les lecteurs ont peu de raisons de s'intéresser au second.
Ce livre est unique dans cette liste, car il dispose d'une ligne directrice qui commence au début, est présente tout le récit, et est résolue à la fin. Cela sonne comme une ligne directrice forte, et non une faible, n'est-ce pas ? Mais le problème est que la ligne directrice est vraiment ennuyeuse.
Pacific Edge prend place dans une version futuriste et utopique de la Californie. C'est déjà un signal d'alerte en soi, puisqu'il est de notoriété publique qu'il est très difficile de raconter de bonnes histoires dans des mondes utopiques. De façon bizarre, la moitié du livre évoque les flash-backs d'un personnage secondaire, mais concentrons-nous sur la partie qui se déroule au présent. Enfin, dans le présent du livre. Qui est notre futur.
Le protagoniste, Kevin, a un problème : quelqu'un désire construire sur une colline sauvage de son voisinage. Or, Kevin aime cette colline. C'est la ligne directrice de ce roman, et elle est aussi ennuyeuse qu'elle y paraît. Personne d'autre n'a d'intérêt particulier pour cette colline. Le rival de Kevin ne semble pas avoir un plan maléfique : il veut juste faire un peu de business sur cette colline que personne n'exploite.
Croyez-le ou non, le livre colle à cette ligne directrice avec une ténacité presque admirable. Kevin essaie autant qu'il peut de convaincre ses voisins de lutter contre le projet de développement. Il essaie de faire annuler le rapport environnemental favorable du projet. Il tente même de tirer quelques ficelles sur le plan politique. Kevin ne veut vraiment pas que cette colline soit bâtie !
À la fin du livre, j'en suis venu à plus sympathiser pour l'adversaire que pour Kevin. Le pauvre gars essaie juste de monter un business, laissez-le vivre ! Si cette histoire avait voulu nous raconter comment Kevin apprenait à ne pas être un abruti, elle aurait pu fonctionner, mais aucun indice ne laisse à penser qu'il en tire une quelconque leçon ni ne suggère que son comportement est déraisonnable.
Quand les enjeux dramatiques d'une histoire sont si faibles, il est critique d'établir des enjeux thématiques ou émotionnels, et Pacific Edge échoue à cela. Ok, Kevin aime sa colline, mais il n'est pas amoureux d'elle de façon passionnelle, ou n'a aucun souvenir particulier en lien avec elle. Puisqu'il n'y a aucun enjeu de ce genre, il est difficile de s'investir dans la ligne directrice, et du coup l'histoire s'enlise.
Quittons désormais la Californie utopique pour un space opera où une communauté d'exarques domine la galaxie et où la technologie ne fonctionne que si les gens croient au bon système calendaire. Oui, je sais, c'est étrange, mais tenez le coup.
Ninefox Gambit est frustrant parce qu'il est proche d'avoir une ligne directrice forte mais ne tient pas la barre. Dans le premier chapitre, la protagoniste Cheris tombe en disgrâce pour avoir utilisé une tactique bannie afin de remporter une bataille. C'était le seul moyen de sauver ses soldats, mais c'était contre les règles des exarques, donc désormais elle est dans le pétrin. Cela ouvre deux possibilités de lignes directrices évidentes : soit Cheris va chercher à se racheter, soit elle va réaliser que les exarques sont maléfiques et refuser d'être punie pour sa faute.
Le livre choisit la seconde option, ce qui est une bonne idée. Dans la suite du récit, Cheris découvre peu à peu à quel point les exarques sont mauvais, jusqu'à un point où, à la fin, elle décide de devenir un truand. De but en blanc cela sonne comme une chouette ligne directrice, mais ce roman ne serait pas dans cette liste si les choses tournaient si bien.
Le problème avec cette ligne directrice est qu'elle échoue à emporter le lecteur avec elle. Il s'agit d'une narration à la troisième personne focalisée sur le point de vue de Cheris, ce qui suggère que l'audience vive la même expérience qu'elle et partage ses découvertes. Hélas, sa révélation sur la nature maléfique des exarques tombe à plat, parce que pour le lecteur cette nature malfaisante est évidente dès la toute première page !
Normalement, une histoire de ce genre devrait dissimuler la nature des exarques en nous faisant partager le point de vue de l'héroïne. Même si sacrifier les soldats apparaît comme terrible, suivre les règles des exarques devrait passer pour nécessaire dans la lutte contre les rebelles. Lorsqu'elle reçoit l'ordre de faire feu sur des civils de son propre camps pour mettre l'ennemi en déroute, elle devrait l'interpréter comme si les civils étaient des traîtres, y croire, et nous avec.
Le roman ne prend pas cette peine. Cheris suit les ordres sans réellement penser à ce qu'elle fait. Près de la fin, elle décide finalement que les exarques sont mauvais, et tout ce que le lecteur peut penser c’est : "non, tu crois ?".
Encore plus que les autres livres de cette liste, Strange & Norrell est un ouvrage étrange car il introduit une ligne directrice forte dès le début mais semble la résoudre immédiatement. Les premiers chapitres forment une lente exposition dans laquelle nous apprenons que l'Angleterre était autrefois terre de magie, mais que la magie a disparu. Cela soulève une évidente question : qu'est-il arrivé à la magie de l'Angleterre ? Résoudre ce mystère et ramener la magie sur ces terres, que voilà une ligne directrice forte !
Nous rencontrons alors Mr Norrell, mais il a déjà ramené la magie en Angleterre. Le livre ne dit jamais comment il l'a fait, et aucun des autres personnages ne pose la question. Donc, cette ligne directrice est résolue. Norrell évoque beaucoup son souhait de vouloir "restaurer la magie", mais ce qu'il veut dire par là n'est jamais clair. Il n'est jamais expliqué non plus pourquoi lui et lui seul (puis plus tard son apprenti Strange) peut user de magie alors que personne d'autre ne le peut.
Après les premiers chapitres, presque rien dans le livre n'a de rapport avec ce qui est arrivé à la magie de l'Angleterre. Au lieu de cela, l'histoire dévie vers un arc narratif étrange dans lequel Norrell n'arrive pas à trouver un moyen de prouver qu'il peut user de magie - alors qu'il dispose pourtant de pouvoirs quasi-divins. Quand cette intrigue s'achève, le livre dédie chapitre après chapitre à des évènements passés ou de petites chamailleries sociales. Strange et Norrell débattent du meilleur moyen d'apprendre la magie, mais le livre n'établit pas vraiment de différences entre leurs approches. Puis Strange part à la guerre, où il ne fait face à aucun obstacle particulier, à part une brève opposition où il peine à convaincre le Duc de Wellington (l'un des plus grands esprits militaires de tous les temps) que la magie pourrait être utile pour vaincre les français.
Le livre continue comme ça encore et encore. L'élément le plus proche d'une ligne directrice est un esprit maléfique qui kidnappe des gens, mais même ça n'a presque aucun lien avec ce que les personnages font. Et soudain, à la fin, un passage laisse entendre que peut-être tout cela faisait partie d'un grand plan diabolique fomenté par un personnage complètement différent. Mais cela non plus, ce n'est jamais expliqué.
Strange & Norrell est long, plus de 300.000 mots. Pour justifier cette taille, un roman a besoin d'une intrigue bien dense. Au lieu de cela, ce livre nous livre une série décousue de sous-intrigues qui n'ont presque aucun lien les unes avec les autres. Ce n'est pas le seul problème du livre, mais c'en est un sérieux ! Sans une ligne directrice pour tenir l'histoire en un seul morceau, nous n'avons pas la motivation de continuer à lire très longtemps. Les fans des années 1800 pourront peut-être prendre plaisir aux nombreux détails historiques, mais les autres seront vivement repoussés.
J'ai rassemblé ces romans dans cette liste pour une raison : les faibles lignes directrices sont un problème endémique du monde de l'écriture. Les séries TV et les films n’en souffrent pas au même degré. Je pense que cela est dû au fait que les médias visuels appliquent des formules et contraintes plus strictes, mais je ne peux pas en être certain. Quelle qu'en soit la raison, les lignes directrices faibles sont quelque chose que les auteurs devraient toujours chercher à éviter. Rien ne fait couler un roman plus vite qu'un tas de scènes différentes qui n'ont rien pour les relier entre elles.